Cet adversaire souvent invisible

Par Guy Bélizaire
Dernièrement, un ami m’a posé la question suivante : as-tu déjà été victime de racisme ? Cet ami, que je n’avais pas vu depuis longtemps, fut également un collègue avec qui j’ai eu le plaisir non seulement de partager les mêmes fonctions, mais aussi les mêmes goûts littéraires et musicaux. Plus que le travail, nos discussions portaient sur ces deux éléments et étaient toujours des plus intéressantes. Mon ami est Blanc, toutefois, entre nous, la question raciale n’avait jamais été soulevée auparavant, ou peut-être, de façon très superficielle. J’imagine qu’étant son homologue, il avait déduit que contrairement à d’autres, j’étais sans doute épargné des problèmes de discrimination. Ainsi, après avoir lu mes livres, mon ami s’étonnait du fait que plusieurs de mes personnages étaient aux prises avec les affres du racisme, d’où sa question, si simple et si naïve en même temps. Je mis quelques secondes avant de lui répondre, et quand je le fis, je crus nécessaire de parler non seulement en mon nom, mais aussi, en celui de tous les afro-descendants. À mon avis, tous les Noirs, à un moment donné de leur vie, sont ou seront victimes de racisme, et parfois, sans même s’en rendent compte.
La question de cet ami dont je ne mets nullement en doute la bonne foi est venue me confirmer, une fois de plus, la méconnaissance de la situation des minorités et particulièrement des Noirs. Par situation, je veux dire les difficultés qu’ils ont à surmonter. Malgré ce que rapportent les médias, les nombreuses études sur le sujet et les intéressés eux-mêmes, ces difficultés ne peuvent être comprises dans leur totalité si on ne les a pas vécues personnellement. Je suis Noir, et pour cette raison, je connais, je sens, je devine, je perçois des choses qui passent inaperçues aux yeux d’un Blanc. Je crois qu’il en est de même pour ceux et celles qui font partie d’un autre groupe minoritaire. Imaginez le cas quand on tombe dans plusieurs catégories. Je fis comprendre à mon ami que tous les Noirs, un jour ou l’autre, sont appelés à être victimes d’un geste raciste ou à être la cible d’une remarque ou d’une blague du même genre. Le plus souvent, il s’agit d’un incident anodin. Mais parfois, cela peut aller au-delà et les conséquences peuvent être dommageables pour celui ou celle qui les subit.
Mon ami me posa la question alors que nous étions dans un restaurant plus ou moins chic. En examinant autour de moi, j’avais envie d’ajouter dans ma réponse qu’au moment même où je lui parlais, certains des regards qui m’étaient adressés, sans être agressifs, n’avaient rien de cordial et qu’au mieux, ils s’étonnaient de ma présence dans ce lieu. Que d’autres, cependant, étaient accompagnés d’un sourire amical, et la majorité exprimait la neutralité réservée aux gens que l’on ne connaît pas. J’avais envie de dire tout ça, mais je ne le fis pas, vu que pour quelqu’un comme moi, il n’y a rien d’exceptionnel à recevoir des regards hostiles ou condescendants et que loin de me déranger, ces regards me glissaient sur la peau pour disparaître dans le néant. C’est qu’avec le temps, on s’y fait. On s’adapte. On se dote d’une carapace. Une carapace-filtre qui ne laisse entrer que du bon, du positif, de l’agréable, comme ces sourires. Le reste, on s’efforce de l’ignorer. C’est la seule façon d’avancer, bien que de temps en temps, le filtre connaît des ratés au point que certains événements se fraient un chemin jusqu’à nos cœurs. Parfois, ces événements ne nous concernent même pas ; ils se passent à des kilomètres de notre maison et mettent en scène de parfaits inconnus. Et pourtant, entre ces inconnus et nous, existe un lien, un fil qui nous relie les uns aux autres : la couleur de la peau. Dès lors, leur malheur devient aussi le nôtre pour la simple et seule raison que nous savons que nous aurions pu être à leur place. C’est, je crois, le propre des minorités, mais cela devrait être la réaction de tous les humains puisqu’après tout, le fil qui nous relie tous, Rouges, Noirs, Blancs ou Jaunes, n’a pas de couleur. Ce phénomène existe également dans le sens opposé, quand un de nous accomplit un exploit quelconque, sa gloire rejaillit sur le groupe et tous, nous la vivons par procuration.
On s’adapte, disais-je. On fait semblant de ne rien voir, de ne rien comprendre. On ferme les yeux souvent, on réagit parfois. Et on avance. On avance en sachant qu’en général, tout sera plus difficile, qu’il faut faire plus que l’autre, qu’une erreur ou un faux pas sera jugé plus sévèrement, qu’on aura moins d’alliées ou pas d’alliés du tout. On avance et on devient expert dans l’art de détecter ce regard qui dit tout, ce geste qui traduit la pensée, cette attitude qui révèle les sentiments, cette remarque pernicieuse, cette relation qui ne fleurira jamais. On avance en choisissant les batailles qu’il faut livrer et celles qu’il faut éviter. On avance, sachant que l’adversaire n’est jamais trop loin. Invisible, non déclaré, parfois nié, pourtant toujours réel, même s’il a troqué ses méthodes barbares pour d’autres, plus subtiles. Comme éléments de preuve, j’aurais pu citer des exemples à mon ami, lui parler de ces nombreuses fois, où sans l’ombre d’un doute, je fus la proie de cet adversaire et de toutes ces autres fois où, peut-être à tort, je l’ai senti planer au-dessus de ma tête. Je dis à tort parce qu’il m’est sûrement arrivé de me tromper sur son compte en l’imaginant là où il n’était pas. C’est que ce n’est pas toujours facile de l’identifier. Le plus souvent, il cache bien son jeu. Quand on affronte un adversaire déclaré, on peut anticiper ses coups, exécuter des parades pour les éviter, décider quand il faut passer à l’attaque ou tout simplement fuir devant l’évidence d’un échec. Cependant, si cet adversaire porte un masque ou est carrément invisible, là, le combat devient plus compliqué, les règles sont floues, l’arène pas définie et les chances de vaincre sont aussi réduites. Et pourtant c’est dans ces conditions que la plupart du temps, nous avançons, que nous luttons, nous de la minorité, nous les afro-descendants. C’est dans ces conditions que nous vivons, que nous évoluons, que nous échouons ou que nous réussissons, car nous réussissons, malgré tout. Nous réussissons parce que notre société, Dieu merci, est composée davantage de gens bien, de plus d’amis que d’adversaires, que sans être parfaite, cette société est, à mon avis, l’une des meilleures au monde. Mais il suffit parfois d’un grain de sable pour faire dérailler la machine. Et cet adversaire, c’est ce grain de sable. Il a la capacité de s’infiltrer partout pour répandre ses effets nocifs, nuire, causer des dommages directs et indirects.
Mon ami ne comprenait pas qu’on puisse être victime sans s’en rendre compte. Il a fallu que je lui explique le phénomène. Je le fis en évoquant seulement deux vérités. D’abord, l’existence de l’adversaire (fait incontestable, même s’il est minoritaire). Ensuite, sa présence dans toutes les couches de la société. Dès lors, la déduction peut s’imposer sous forme de question : que se passe-t-il quand un Noir est en présence d’un policier, d’un médecin, d’un patron, d’un professeur ou toute autre personne en situation d’autorité et dont la décision peut influer sur sa vie, son bien-être ou sa carrière ? Sans aller jusqu’à dire que ce Noir sera automatiquement pénalisé, la possibilité qu’il le soit existe bel et bien. Que cette possibilité soit minime n’y change rien. Le fait est qu’elle existe. Et là, je ne parle même pas de discrimination systémique, une autre réalité que seuls des gens de mauvaise foi s’obstinent à réfuter.
D’aucuns trouveraient qu’une telle déclaration est exagérée. C’est qu’ils n’ont jamais été en situation minoritaire. Je suis persuadé que ceux-là, s’ils faisaient l’expérience, ne serait-ce qu’une journée, comprendraient, comme l’ont compris ceux qui ont utilisé de subterfuges pour se mettre dans la peau d’un Noir afin de vraiment vivre leur quotidien. À ce sujet, qu’on lise le livre de J.H. Griffin (Dans la peau d’un Noir) . Et si on me dit que cela se passait aux États-Unis il y a plus de soixante ans, je répondrai : lisez les reportages publiés en 2003 par Stéphane Alarie dans le Journal de Montréal : Sept jours dans la peau d’un Noir (habilement maquillé, il s’était fait passer pour un Noir afin de mieux comprendre et reporter la problématique du racisme à Montréal) .
Tous, nous avons, à un moment donné de notre existence, senti la morsure, sinon le souffle de la bête dans notre cou. Et pourtant, souvent on ose mettre en doute notre parole, on ose sous-évaluer cet adversaire. Qu’il soit offensif ou pas et quelle que soit la forme qu’il peut prendre, il faut le combattre de la manière la plus déterminante possible. Et gare à ceux qui auraient tendance à croire qu’ici, nous sommes épargnés des éventuelles dérives qu’il peut entraîner et qu’il entraîne ailleurs. L’histoire nous a appris que sur ce terrain, nous nous devons de rester vigilants. Aussi, il ne faut surtout pas nous comparer à d’autres afin de nous consoler. Être moins malade ne veut pas dire être en très bonne santé. Je me plais souvent à répéter ces mots du docteur Martin Luther-King Jr. dans la lettre qu’il rédigea en avril 1963, alors qu’il était en prison à Birmingham : « Injustice anywhere is a threat to justice everywhere. (Où qu’elle survienne, l’injustice est une menace pour la justice en tous lieux). » Des injustices, il y en a toujours, dans notre pays, dans notre ville, dans notre milieu. Et si nous appelons l’adversaire par son nom, ce n’est pas de la paranoïa ni de l’exagération, mais bien du fait qu’étant minoritaires et sans cesse stigmatisés, nous savons plus que quiconque reconnaître sa présence. Ignorer cette vérité, ce serait faire fi de toutes ces histoires qu’on lit dans les journaux ou qu’on nous montre à la télé, ce serait ignorer les cris de tous ceux et celles qui continuent d’être victimes, pénalisés, discriminés. Certes, il y a eu des progrès, remarquables, mais la route est encore longue et beaucoup reste à faire. On n’efface pas facilement de la psyché humaine des siècles de pratiques abusives et de conception erronée.
Je me suis souvent demandé si, en plus d’être un adversaire, ce n’était pas aussi une maladie, une tare qui affecte le cœur de certains pour faire ressortir ce qu’il a de plus abjecte en lui, soit la haine, sinon le mépris de l’autre, son semblable et cela, sous des prétextes les plus farfelus. Car à supposer que tous les hommes soient verts, bleus ou mauves, cet adversaire, sous une autre appellation, continuerait quand même de sévir puisque certains trouveraient une façon de discriminer dans le seul but de prouver leur supposée supériorité. Ils évoqueraient leur taille, leur grosseur, la couleur de leurs yeux, la forme de leur nez, leur ville d’origine, leur langue ou n’importe quoi d’autre, pour se donner de l’importance, avoir l’impression d’être meilleur. Vision pessimiste ? Peut-être. Mais pas dénuée de vérité. Sinon comment expliquer ces guerres et ces conflits entre les gens de mêmes origines, du même pays, de la même couleur de peau ?
Alors, il m’arrive, je le confesse, de banaliser cet adversaire, de dire qu’il n’y a rien à faire, qu’on ne pourra jamais l’enrayer de la surface de la terre. Heureusement, de telles pensées ne m’habitent pas très longtemps. J’arrive à les chasser en me remémorant la phrase du pasteur Martin Luther-King, en me fiant à la bonté de l’homme et non à sa laideur, en me disant que si des dizaines de choses nous différencient, des centaines d’autres, sinon des milliers nous rapprochent et nous unissent. Et qu’importe si, ne vivant pas dans un monde idéal, cet adversaire existera toujours, à supposer qu’il fasse partie intrinsèque de certaines personnes, comme quand on naît avec une maladie génétique, eh bien, ce n’est pas une raison pour ne pas le combattre. Ce n’est qu’ainsi qu’on arrivera à circonscrire son rayon d’action, à réduire ses effets pervers, à l’empêcher de se multiplier, pour que s’épanouissent davantage les amours, les amitiés, les relations entre les gens et cela, indépendamment de leurs origines ou de leurs différences.