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Le jour se lèvera

Autour d’un roman de Gabriel Osson

Par Melchior Mbonimpa


Ceci n’est pas un compte-rendu (book review). Mon intention n’est pas de produire un résumé succinct du contenu de ce roman à des fins de promotion. Parue en 2020, l’œuvre a sûrement bénéficié de ce genre de traitement, notamment grâce aux services de commercialisation de son éditeur. Cette fois, je voudrais plutôt livrer quelques « notes de lecture » de mon cru : libres commentaires, réactions volontairement subjectives sur certains thèmes abordés dans la trame de la narration. J’insisterai sur ce qui me touche, ce qui me provoque, ce en quoi je me retrouve, ce qui secoue mon penchant à l’existence paresseuse... Car, semble-t-il, on ne lit pas des livres (surtout des livres de fiction), on se lit à travers eux, on s’y reconnaît.


Ce roman m’a fait penser à un programme de télévision, « Ciné-Nostalgie », qui, il y a quelques années, rediffusait des films qui avaient vieilli comme du bon vin. Je m’explique : l’auteur nous livre ici un roman historique avec des personnages qui ont réellement existé mais dont il a changé les noms. Sachant que les repères temporels (et géographiques) ne sont pas fictifs, je constate que le héros du livre, Henri, est mon aîné de douze ans. L’esprit de l’époque ou l’atmosphère intellectuelle dans laquelle ce jeune Haïtien a baigné comme étudiant étranger à Barcelone, puis à New York, n’avait pas tellement changé lors de mes premières années sur les bancs de l’université, à l’âge des enthousiasmes idéologiques ou idéalistes. Comme lui, j’ai lu le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels, et j’ai rêvé de changer l’histoire sur les traces de Lénine, Mao, Castro et Guevara, Martin Luther King… Comme lui, je n’aurais pas supporté ma jeunesse sans ces modèles que je croyais indépassables. Je ne suis pas surpris qu’un prêtre, le Père Bissainthe, ait été l’initiateur et l’inspirateur du mouvement « Jeune Haïti » :  l’Amérique latine, dont ce pays fait partie, est le berceau de la « théologie de la libération ». Je devine bien sûr que Gabriel Osson lui-même est nostalgique : il n’aurait pas pu écrire ce livre sans se sentir lié, au moins momentanément, par une parenté intellectuelle, avec Henri, Jacques, leurs onze compagnons d’armes et tout le mouvement « Jeune Haïti ».


Dans sa deuxième thèse Sur le concept d’histoire, Walter Benjamin affirme qu’à chaque génération, la nôtre comme toutes celles qui nous ont précédé, a été accordée une parcelle du pouvoir messianique (Écrits français, Gallimard, Paris, 1991, p.340). C’est cette conviction qui pousse les révolutionnaires à prendre les armes. Ils se sentent investis d’une mission sacrée à accomplir dans le monde et dans l’histoire. Quand Henri a abandonné ses études pour rejoindre les combattants de la liberté, ce n’était pas seulement la théorie marxiste qui l’inspirait, mais aussi le bon sens incarné par son oncle Gaston qui lui répétait qu’on ne peut changer l’histoire sans… « l’argent et les armes ». En plus de ces deux éléments, il faut bien sûr la volonté d’action : des combattants entraînés et la mobilisation populaire, car, selon le matérialisme historique, quand la théorie s’empare des masses, elle devient une force matérielle.


Tout cela s’agitait dans ma tête pendant que je parcourais ce roman dans une lecture semblable à un marathon sans pause et sans espoir de retour.  Et, à mesure que je suivais la marche des treize combattants vers l’échec, la nostalgie cédait la place à la mélancolie. Une sévère lucidité nous apprend que sur mille guerres, il n’y a même pas dix révolutions. Parmi ces dix révolutions, seules deux réussissent, et même alors, il s’avère que, presque toujours, les oppresseurs sont remplacés plutôt qu’anéantis définitivement.  Pourtant, ce serait trop facile de reprocher aux treize guérilléros de s’être suicidés et de n’avoir pas attendu que les conditions soient mûres. Car les conditions ne sont jamais mûres au point de rendre nul le risque d’échouer. La révolution reste un pari terrifiant et les jeunes combattants de la liberté dont l’aventure nous est racontée ont parié sur l’arrivée des renforts et sur leur capacité à mobiliser les paysans. Les renforts ne sont jamais arrivés, et les paysans n’ont pas soutenu massivement l’insurrection, tant il est difficile de redresser les dos courbés !


La lecture de ce roman nous oblige à faire face à la cruauté de l’histoire. Il a fallu du courage pour l’écrire, mais il en faut aussi pour le lire. Il fallait l’écrire et, il faut le lire, ne fut-ce que pour être désillusionné et devenir raisonnable, ce qui ne signifie pas devenir désespéré. Walter Benjamin (encore lui !) a eu raison d’affirmer que dans ce genre de circonstances, « … l’ennemi, s’il triomphe, même les morts ne seront pas en sécurité… En attendant, à l’heure qu’il est, l’ennemi n’a pas cessé de triompher » (p.342).  Quand une révolution échoue, on a beau jeu de dénoncer après coup une confiance aveugle dans la force des armes ou dans la promptitude du soutien des masses… Mais le potentiel démobilisateur et démoralisant de ce genre de critiques échoue à son tour, car l’histoire comme catastrophe ne rend pas caduque l’espérance rebelle. Si la désillusion venait à bout du rêve d’un monde meilleur, ce serait la fin de tout, la fin de l’Histoire des humains. Toutefois, le rêve renaît toujours de ses cendres : « On croit quand on y va, qu’on se trouvera alors dans la plénitude, comme si cela existait. Y est-on vraiment, ce qui était promis se dérobe comme l’arc en ciel. Et pourtant, on n’est pas déçu ; on a plutôt l’impression qu’on serait maintenant trop près et que pour cette raison on ne le verrait pas » (Dialectique négative, Payot, Paris, 1978, p.292).


Ce roman de Gabriel Osson n’est pas pour les amateurs des happy ends, mais pour celles et ceux qui consentent à regarder l’histoire sans baisser les yeux, sans enfoncer la tête dans le sable comme l’autruche légendaire. La lutte pour changer l’histoire est toujours à l’ordre du jour, dans « la Première République noire » comme dans nombre de ses descendantes. Le titre, Le jour se lèvera, sonne donc comme un appel au front avec celles et ceux qui croient encore et toujours au « grand soir » !

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