Mémoire vagabonde, de Guy Bélizaire

Lire comme on se souvient
Ce recueil de nouvelles publié aux Éditions Terre d’Accueil se trouvait sur ma liste de lecture pour cet été. Mission remplie, je me suis régalé, et je cède à l’envie de partager mes impressions et commentaires, sans autre but que le plaisir de la libre expression. Ce n’était pas la première fois que je m’offrais un joyeux séjour dans une œuvre de Guy Bélizaire car, l’an dernier, j’ai dévoré son roman, Rue des rêves brisés. Dans les deux cas, les raisons de mon intérêt sont identiques : je me retrouve dans ces histoires, je m’y reconnais. En les lisant, je m’identifie facilement aux héros mis en scène à la première personne, ou au narrateur qui relate des situations très comparables à celles que recèle ma propre banque de souvenirs.
Selon moi, consciemment ou inconsciemment, un écrivain vise deux catégories de lecteurs. La première est celle de ses semblables, des contemporains qui ont les mêmes origines que lui et, plus largement, une expérience et un parcours plus ou moins similaires aux siens. Dans le cas présent, il s’agirait d’abord du noyau constitué par les lecteurs haïtiens, puis du cercle des immigrants en provenance du « Sud global ». La deuxième catégorie est celle des lectrices et lecteurs qui n’ont pas tellement de choses en commun avec l’auteur, sauf bien sûr l’appartenance au genre humain. Ce serait… les « autres », comme les ressortissants de la société d’accueil depuis des générations, ou encore les membres de diverses tribus de la terre qui ne cherchent pas à se retrouver dans les propos de l’auteur, dans les décors qu’il décrit, dans les situations qu’il aborde... Des personnes qui liraient donc cet auteur pour se dépayser, voyager et rencontrer d’autres humanités grâce à la fiction.
En tant que lecteur, face à ce recueil de nouvelles, je me situe très clairement dans la catégorie des semblables ou des proches de l’auteur. Ainsi, en suivant l’aventure du personnage de « Massillon » je ne me sens pas du tout en terre inconnue. Le décor dans lequel il évolue pourrait être n’importe quel bidonville tropical à la périphérie de villes où j’ai séjourné : Nairobi, Kinshasa, Bujumbura... Des lieux où l’on peut croiser de petits commerçants de fast food ou « prêt-à-manger », qui survivent péniblement au jour le jour, et qui, pourtant, parviennent à rester humains, généreux et exemplaires comme Massillon, en acceptant souvent de vendre à crédit à ceux que la faim tenaille, mais qui n’ont pas les moyens de payer sur-le-champ.
Un peu partout dans le monde, les punitions corporelles sont de plus en plus interdites dans les écoles, mais l’époque où le sport préféré de certains enseignants était de terroriser les élèves n’est pas très lointaine. Ce n’est pas un fait qui appartient à la préhistoire, mais plutôt à l’histoire immédiate. En parcourant la nouvelle sur le personnage de « Maître Clérimont », je lis comme je me souviens et je suis certain que l’auteur lui-même a écrit ce texte pour se soigner, pour soulager ou exorciser une mémoire douloureuse. Le titre du recueil indique d’ailleurs que dans cette œuvre la part de la mémoire ne cherche pas à se dissimuler : elle est assumée, revendiquée, même si le contenu de chacune de ces quinze histoires ne relève pas totalement de l’autofiction. Parfois, on a même l’impression que la part créative ou inventive est prépondérante. C’est le cas, selon moi, dans la nouvelle « Le clodo », ou encore, dans la toute dernière histoire intitulée « Surprise à Beijing ».
Mais ce serait probablement une mauvaise idée de lire l’œuvre en essayant de séparer ce qui est fourni par la mémoire de ce qui provient de l’invention. Car, pour le lecteur normal, la magie ou le charme de ces textes réside dans l’inextricable mélange du souvenir et de la création ou, autrement dit, dans le fait que le vécu est l’inépuisable matière première dont on se sert comme de la pâte à modeler pour accoucher de l’œuvre d’art qu’est la nouvelle ou le roman. L’exercice d’analyse ou de dissection pour isoler les éléments ne serait intéressant que pour l’enseignant de littérature ou l’étudiant qui ferait une thèse sur cet auteur ou cette œuvre. On passerait alors du divertissement ou de la contemplation aux labeurs de la recherche.
Même si je me situe parmi les « semblables » de l’auteur, il y a eu parfois des moments où je me suis senti « étranger » ou éloigné de son expérience (ou celle de ses héros). Ainsi, dans la nouvelle « Les yeux de Pompon », on lit, dès l’entrée : « J’aime les chiens. » La même phrase est répétée au début du deuxième paragraphe. Ma réaction est comme celle des Parisiens face aux visiteurs venus de l’Orient, dans les Lettres persanes de Montesquieu : « Comment peut-on être Persan ? » Dans mon cas, la surprise ou l’étonnement se traduirait par la question : « Comment peut-on aimer les chiens ? ». Une autre distance évidente est créée par le fait que je ne suis pas locuteur du créole. Je ne peux pas savourer, à l’instar d’un lecteur haïtien, une expression, une prière, un chant transcrit en créole dans le texte, même si la traduction se trouve en note infrapaginale. Le plaisir du dépaysement n’est donc pas tout à fait absent de ma lecture de Mémoire vagabonde. Je me sens plus instruit après avoir appris que Goudougoudou est le nom donné au tremblement de terre du 12 juillet 2010 à Port-au-Prince, que nèg mou signifie « homme lâche », ou que Cheng, un Chinois, écrit en créole toute une lettre d’amour à Mari-Louise, sa fiancée haïtienne.
Même si mon intention n’est pas d’ordre promotionnel, je serais bien sûr ravi si mes propos incitaient l’un ou l’autre curieux à vérifier leur exactitude. Je suis certain que celles et ceux qui décideront d’acquérir ce livre m’approuveront en ces termes : « Ce n’est plus seulement à cause de tes dires que nous croyons ; nous avons nous-mêmes lu cette œuvre et nous savons qu’elle est savoureuse. »
Melchior Mbonimpa, écrivain