top of page

Malaise et gratitude

Par Melchior Mbonimpa


Quand je regarde dans mon rétroviseur, je constate que mon parcours d’immigrant au Canada et d’écrivain franco-ontarien est une véritable « aventure ambiguë » . Il y a trente-quatre ans, j’ai atterri dans ce pays comme « étudiant étranger » à l’Université de Montréal. J’ai gardé un souvenir indélébile d’un incident au cours de ma première année d’études dans cette institution. Un jour, pour je ne sais plus quelle raison, j’ai tenu des propos critiques envers le Canada. L’ami québécois qui prenait un verre avec moi dans un bar drôlement nommé « Le Crocodile », en plein quartier Côte-des-Neiges, me recadra de façon cinglante : « Retourne chez toi si tu n’es pas content ici! » J’ai reçu cette riposte comme un coup de genou dans les parties délicates. Ma surprise était d’autant plus grande que cet ami très indépendantiste n’était habituellement pas tendre envers le Canada. Sonné, j’ai vidé mon verre et réglé l’addition puis je suis parti sans lui dire au revoir. Je supposais que les relations entre nous resteraient froides pour de bon. De temps en temps, quand nous nous croisions à l’université, nous nous disions poliment bonjour et chacun passait son chemin.


Quelques mois plus tard, je reçus un coup de fil de sa part. Il m’invitait, non pas au bar de notre discorde ou au « Café Campus », mais chez lui, à son appartement. Je croyais que c’était pour tenter de rabibocher l’amitié. J’étais prêt à passer l’éponge, mais pas avant de lui avoir fait comprendre que je n’étais pas demandeur d’asile au Canada, et qu’après mes études, j’avais la ferme intention de rentrer « chez moi » en Afrique. Mais, à ma grande surprise, il m’a annoncé qu’il voulait me convaincre de ne pas rentrer en Afrique après mes études. J’aurais éclaté de rire si je n’avais pas constaté qu’il n’avait pas du tout l’air de plaisanter. Il semblait même terrorisé par l’éventualité d’échouer à me persuader de rester au Canada. Mais pourquoi donc voulait-il  m’inciter à changer mon plan de match pour la vie? Ce n’était pas un détail anodin! Intrigué, je lui ai demandé de dévoiler ses arguments. Il m’apprit d’abord qu’il ne m’avait jamais cru quand je lui avais souvent parlé de ma terre d’origine, en lui disant que même les morts n’y étaient pas en sécurité. Né dans un pays en paix depuis des générations, cet ami ne pouvait s’imaginer que dans d’autres provinces de l’humanité, des régimes politiques féroces réduisaient les citoyens à de la chair à canon. Longtemps après cet incident, j’ai compris pourquoi je me heurtais souvent à l’incrédulité de ceux à qui je racontais les conditions affreuses que certains despotes africains infligeaient à leurs populations. Ce jour-là, mon interlocuteur aurait pu prononcer les mots suivants pour m’expliquer ce qui avait provoqué en lui l’irruption de l’esprit:


J’ai commencé à comprendre pourquoi nous bloquons la douleur et les atrocités qui ne nous frappent pas directement. La douleur, si nous lui permettons de nous pénétrer, rend nos vies impossibles. Elle nous force à réexaminer nos propres valeurs et notre réalité. Elle nous contraint à devenir responsables des autres. Elle nous précipite dans le monde désordonné où n’existent ni solutions ni explications faciles, seulement des combats et des questions.


En fait, c’est grâce aux nouvelles télévisées que mon ami avait « commencé à comprendre ». C’était l’époque où Bernard Derome régnait sur le téléjournal du soir à Radio-Canada, mais ce jour-là, Céline Galipeau était à la tâche. Avant de montrer un reportage sur les massacres qui avaient cours « chez-moi », elle a averti : « Attention, les images sont très dures » . Ce sont ces images qui ont convaincu mon ami que je n’étais pas un fieffé menteur ou fabulateur et qui l’ont poussé à agir. Comme je n’avais jamais envisagé sérieusement de passer le reste de ma vie dans les glaces et les neiges du Canada, je l’ai remercié sincèrement car sa sollicitude me touchait, mais j’ai décliné son offre. Je n’avais aucune envie d’affronter la complexité des démarches requises pour construire un solide dossier de demande d’immigration. En croyant que la discussion était close, j’ai sous-estimé sa détermination car, deux semaines plus tard, il m’a rappelé pour me proposer son aide dans toutes les démarches nécessaires pour obtenir le statut d’« immigrant reçu ». Il avait déjà remué ciel et terre pour savoir comment s’y prendre, et il avait constitué l’embryon d’un groupe de parrainage. Finalement, il a eu raison de mes réticences. Malgré ma crainte de me casser la figure dans cette aventure, il a relevé le défi de me faire rester au Canada. Puis, après mes études, j’ai trouvé un bon emploi, non pas au Québec comme je l’aurais souhaité, mais en Ontario, à Sudbury.


En général, pour les immigrants francophones, le Québec constitue le point de chute naturel au Canada. La quête d’emploi m’a donc imposé un deuxième exil qui, tout en m’assurant une confortable stabilité, m’a également rendu doublement minoritaire comme Noir et francophone en pays anglophone. C’est dans cette condition que je suis donc né en tant qu’écrivain. Tard-venu dans la tribu littéraire, je venais de passer une décennie comme professeur à l’Université de Sudbury quand mon premier roman a été publié. Comme beaucoup d’élèves mordus des lettres à l’école secondaire, j’avais rêvé d’écrire de la fiction depuis mon adolescence, mais d’autres urgences m’ont détourné de ce souhait. La formation universitaire que j’ai suivie et les disciplines que j’ai pratiquées dans ma profession ne permettaient pas que je me consacre à l’écriture de la fiction. Pendant la première saison de mon séjour dans le nord de l’Ontario, j’ai publié des œuvres de type académique pour répondre à l’impératif du Publish or Perish qui s’impose aux professionnels de l’enseignement universitaire. Je n’avais alors aucun contact avec le milieu culturel et littéraire franco-ontarien.


Quand j’ai atteint le rang de professeur titulaire, j’ai estimé que j’avais fait mes preuves au niveau du métier d’enseignant et que je pouvais désormais publier autre chose que des ouvrages « savants » qui ne circulent qu’à l’intérieur de la tribu académique. J’ai donc pondu un premier roman et j’ai envoyé mon manuscrit à diverses maisons d’édition en Europe. Pendant que j’attendais leurs réponses, j’ai rencontré le poète Robert Dickson. Nos chemins ne s’étaient pas croisés alors que pendant dix ans nous étions collègues dans la même université. Mais je connaissais sa fille, l’avocate Tiphaine Dickson, qui m’avait recruté comme témoin expert au Tribunal Pénal International pour le Rwanda dont le siège était à Arusha en Tanzanie. C’est elle qui m’a mis en contact avec Robert et, lors d’une discussion, je lui ai parlé de mon manuscrit, de son contenu et des nombreuses maisons d’édition auxquelles je l’avais proposé. Il m’a demandé : « Pourquoi ne l’as-tu pas envoyé à notre maison d’édition? » J’ai alors avoué, toute honte bue, que je n’étais pas au courant de l’existence de l’aînée des maisons d’édition franco-ontariennes dans ma ville d’adoption. Robert m’a donc convaincu de déposer une copie de mon texte à Prise de parole qui l’a évalué et retenu pour publication. Et depuis lors, j’ai publié six autres romans chez le même éditeur.


Je ne sais pas si c’est ce parcours chanceux ou mon tempérament qui m’a prédisposé à une gratitude presque inconditionnelle envers le milieu d’accueil. Je me rends compte que je ne me suis jamais considéré comme un cadeau pour cette communauté. J’aurais pourtant pu souligner que je la rendais politiquement correcte en lui permettant de satisfaire aux exigences de l’équité, de l’inclusion et de la diversité. Je me suis contenté de saisir une belle occasion de m’intégrer et d’introduire l’imaginaire africain dans la littérature franco-ontarienne. Le sentiment d’être un favori de la fortune ou un privilégié allait de pair avec la conviction que je ne pourrais, sans indécence, me plaindre de quoi que ce soit ou même estimer tout simplement qu’on m’accordait la place que je méritais et qui me revenait de plein droit.


Comme il n’y a jamais eu de « caucus » d’écrivains noirs ou afro-descendants en Ontario français, je n’ai pas été sollicité pour porter ou soutenir des revendications d’une telle association. Toutefois, hors du milieu littéraire, j’ai souvent croisé des groupes ou des individus d’origine africaine qui s’estimaient discriminés et réclamaient le droit de le dire sur la place publique en espérant qu’ils seraient entendus. Aucun d’eux ne m’a recruté pour rejoindre la cause en première ligne, sans doute parce que les protestataires percevaient que je n’étais pas militant de nature et d’instinct.


Souvent, dans la discussion, il m’est arrivé d’intervenir pour nuancer les revendications, faire entendre un autre son de cloche, éviter de couper les ponts entre mes congénères et la société d’accueil, au risque d’apparaître comme un vendu ou un pacifiste pour les uns, et un « modéré  » pour les autres. Et parfois, j’ai souligné que c’est dans mon pays d’origine que j’ai subi les pires discriminations, comme si l’oppression sous les tropiques pouvait excuser ou justifier le racisme qui sévit ici et maintenant.


Mon parcours chanceux ou « réussi » n’a donc rien de flamboyant ou d’héroïque. Il est même plutôt terne dans sa tendance à refouler irritants et humiliations subies dans le milieu d’accueil pour insister uniquement sur les faveurs engrangées. Une telle stratégie de survie pourrait être défendable au niveau pratique et strictement individuel.  Je pourrais donc dire à d’éventuels détracteurs : j’assume mes choix et je respecterai les vôtres. Mais face au militant engagé dans la défense d’une cause collective qui paraît juste, aussi bien dans le sens de « justice » que dans celui de « justesse », un déficit d’empathie est difficilement soutenable.


Je ne serais pas crédible si je prétendais qu’à la retraite je pourrais commencer une carrière d’activiste dressé contre l’injustice triomphante, mais j’ai le devoir de réfléchir sur mes attitudes ou comportements qui semblent traduire un manque de solidarité. Ainsi, je constate que pendant toute ma vie adulte, il y a une cause qui n’a jamais cessé de m’accaparer, de m’obséder : la lutte pour la paix dans mon pays d’origine et ses environs, ainsi qu’en Afrique en général. Cette idée fixe a teinté toutes mes publications, aussi bien au niveau académique que dans mes œuvres de fiction.  Cela me rappelle une phrase d’un certain Martin Heidegger : « Penser, c’est se limiter à une seule idée qui un jour demeurera au ciel du monde. »  Je crois aussi que son compatriote et contemporain, Walter Benjamin, a eu raison d’affirmer qu’à chacun d’entre nous a été confiée « une faible force messianique ». Dans cette expression, c’est le qualificatif « faible » qui retient mon attention : personne n’est dotée d’une énergie inépuisable! Plutôt que de façon consciente et raisonnée, c’est donc par une sorte d’automatisme que je me suis limité à une cause qui peut paraître lointaine (au moins géographiquement) plutôt que de m’engager dans les luttes immédiates du milieu d’accueil. La faiblesse de ce don messianique ne le rend pas insignifiant et inutile. Une goutte d’eau est peu de chose dans un océan, mais l’océan n’existerait pas sans les gouttes qui le constituent.


Étant donné que personne ne peut batailler sur tous les fronts ou investir dans toutes les causes, il me semble qu’il est essentiel d’admettre que « la division du travail » s’impose. Au niveau de la solidarité nécessaire pour que la vie soit toujours reconquise sur la mort, nous devons constater que nous ne pouvons pas contribuer à tout. Comme la plupart des humains de bonne volonté, je ne peux, sans épuiser rapidement mes ressources, soutenir à la fois Green Peace, Amnesty International, Développement et Paix, la Société protectrice des animaux, les Fondations pour le cancer, le diabète, les enfants autistes, les bourses de l’université dont je suis l’un des diplômés…


Que faire alors? Chacun devrait choisir une ou quelques causes à soutenir et espérer que d’autres feront de même. Chacun devrait jeter sa goutte dans l’océan en sachant qu’à l’impossible nul n’est tenu. Et surtout, chacun devrait cultiver une profonde gratitude envers les personnes qui s’engagent sur d’autres fronts que le sien. Je ne milite pas dans la section locale du mouvement Black Lives Matter ni dans le mouvement Idle No More ni dans les groupes mobilisés pour dénoncer la stérilisation sans consentement des femmes racisées et autochtones... Mais je suis reconnaissant à l’égard des hérauts de ces causes ainsi qu’à tous ceux qui répondent présents à leurs convocations pour battre le pavé, dénoncer l’inacceptable et faire pression afin que soit reconnu à tous les humains le simple titre d’humain.

© Copyright 2024 CAFAC Tous droits réservés.

  • Facebook
bottom of page